La résidentialisation de l’abbaye de Beaulieu entre le XVIIe et le XIXe siècle illustre de manière emblématique le phénomène du réemploi des constructions anciennes en habitation tel qu’il se pratiquait avant la révolution industrielle. Située à l’ouest du Rouergue à environ cent kilomètres au nord-est de Toulouse, l’ancienne abbaye, classée monument historique, possède des vestiges cisterciens du XIIIe siècle encore très cohérents. Elle fait aujourd’hui l’objet d’une opération menée par le Centre des Monuments Nationaux, qui vise à préserver l’ensemble classé monument historique, tout en présentant la collection d’art contemporain légué par son dernier occupant, la collectionneuse Geneviève Bonnefoy. L’analyse archéologique réalisée dans le cadre des études préalables1 a permis de détailler les modalités de cette transformation qui s’est conclue au XIXe siècle par son utilisation en maison de maître.
Le moyen âge et la fondation : le carré claustral
Le carré claustral originel de Beaulieu est fidèle au principe du plan de Saint-Gall fixé au IXe siècle2 , de quatre ailes réunies autour d’un cloître. Ce premier état historique connu correspond à une campagne de travaux menés entre le milieu du XIIIe siècle et le début du XIVe. L’organisation des quatre ailes traduit dans l’espace le mode de vie des moines, dans un ordonnancement identique pour chaque communauté cistercienne.
De l’aile ouest originelle, il ne reste aujourd’hui que la partie nord. Le grand cellier, construit au milieu du XIIIe siècle, est encore en place. Au-dessus, le dortoir des convers a disparu du fait d’un rehaussement exécuté au XVIIe.
Au nord, l’église abbatiale prend place au point haut du terrain, comme souvent pour les ensembles cisterciens. Elle se compose d’une nef à vaisseau unique et d’un transept dont la croisée se recouvre d’une tour lanterne posée sur trompes. Une abside simple à sept pans termine cet exemple remarquable du « gothique méridional ».
L’aile est, dite « des moines », prolonge le rez-de-chaussée du transept sud avec la sacristie, la salle capitulaire, le parloir, le passage des moines et l’ancienne salle des moines.
À l’étage était situé le dortoir collectif, grande salle unique aujourd’hui disparue.
L’aile sud enfin, progressivement reconstruite à partir du XVIIe siècle, devait originellement réunir chauffoir, cuisine, et réfectoire des moines.
Les bouleversements de la période moderne : une maison abbatiale
Au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, les guerres de religion provoquent le saccage du monastère, que des travaux de réparation de l’église et de la chapelle de l’abbé essayent d’effacer dès 1624. Une seconde campagne de travaux s’engage à partir du milieu du XVIIe siècle, et touche à l’organisation même de l’abbaye médiévale.
En effet, la vie monastique évolue à partir du XVIe siècle du fait du relâchement de la règle cénobitique. Cela se traduit par une transformation du mode d’habitat conventuel, qui tend à s’individualiser. Accompagnant ces évolutions, le nouveau régime de la commende3
autorise les abbés en charge des couvents à s’enrichir, leur permettant d’aménager dans l’abbaye un logement pour leur usage propre.
C’est dans ce contexte qu’à partir du milieu du XVIIe siècle les ailes est et sud de l’abbaye vont être partiellement reconstruites avec un nouvel étage commun aux deux ailes. Toutes deux sont alors desservies par un escalier monumental aux références classiques qui distribue deux couloirs s’éclairant depuis le cloître par de nouvelles fenêtres à arc de décharge en travertin.
Remplaçant le dortoir collectif originel, la nouvelle distribution ouvre sur une série de chambres individuelles dotées d’alcôves et de garde-robes. Au rez-de-chaussée de l’aile sud, un appartement d’apparat décoré est créé en 1675, au bénéfice de l’abbé commendataire. Ses trois vastes pièces en enfilade prennent place sous une voûte en berceau plein cintre à lunette, dont le décor est mis au goût montalbanais en 1766.À la fin du XVIIe siècle, cette partie de l’abbaye va prendre le nom de « maison abbatiale ».
Les transformations touchent également l’extérieur. Une nouvelle toiture à haut comble réunit les ailes est et sud, tandis que leurs façades sont remises « au goût du jour ». Des travées sont créées, superposant lucarnes pendantes et baies à linteaux en arc segmentaire ou à fronton. La face sud de l’ensemble se recompose, avec ses deux tourelles en surplomb à lanterneaux.
Avec cette nouvelle façade ordonnancée et symétrique et le surhaussement de la tour clocher4 , l’abbaye quitte l’isolement et l’ascétisme architectural cistercien pour rejoindre la période moderne et ses références aux demeures « à la française » qui émergent à partir du XVIIe siècle5 .Le XIXe siècle et la sécularisation : une résidence domaniale.
Sa vente en tant que bien national entraîne une rupture dans l’usage de l’abbaye, qui se sécularise. Joseph Perret achète l’ensemble en 1791. Surnommé localement le « châtelain de Beaulieu6 , il s’installe dans l’ancienne maison abbatiale, mais utilise principalement l’abbaye comme exploitation agricole, avec le cellier et l’église utilisés comme hangars. Il va également démolir les deux galeries du cloître construites en 1766, transformant le centre du carré claustral en cour domestique. Parallèlement à un rocambolesque projet de déplacement de l’église7 , l’abbaye passe en 1845 à la famille Coste qui poursuit sa résidentialisation avec la transformation en cuisine de l’ancienne salle des moines. De même, les salles du rez-de-chaussée de l’ancien logis de l’abbé voient leurs baies transformées en porte-fenêtre. Cet aménagement de confort permet de profiter du nouveau jardin d’agrément créé au sud de l’ancien couvent, planté d’essences exotiques (cèdre, épicéa, …) et dotées d’une gloriette. En 1880, J. Amen, gendre de M. Coste, finit la transformation des anciennes cellules en chambre, avec l’apport de nouveaux chambranles de cheminées et l’ajout de cloisonnements et de plafonds dans les ailes est et sud. Le couple Braches-Bonnefoy, célèbres collectionneurs parisiens, acquiert l’abbaye pour s’y installer en 19608 , reprenant à leur compte l’ensemble de ces espaces domestiques.Cette résidentialisation s’est donc faite dans le respect de la composition originelle du carré claustral. La maison de maître réemploi les ailes est et sud du couvent en les unifiant et témoigne des trois principales campagnes constitutives de l’abbaye : le rez-de-chaussée médiéval de l’aile est, le rez-de-chaussée renaissance de l’aile sud et l’étage des chambres aménagées au XIXe siècle.
Un effet de sédimentation qui illustre la souplesse du bâti ancien et sa capacité à se renouveler.
- Agence Bossoutrot & Rebière. Abbaye de Beaulieu - Diagnostic préalable au redéploiement du projet de monument - Juin 2019 ↩
- Le plan de Saint-Gall est un plan de monastère idéal envoyé au premier tiers du IXe siècle à l’abbé de Saint-Gall pour lui servir de modèle lors de la construction de son nouveau monastère. ↩
- Concession d’un bénéfice ecclésiastique à un abbé. ↩
- Au XVIIe, la tour-lanterne qui marque la croisée du transept est transformée en tour-clocher avec une toiture surélevée. ↩
- Cf « les demeures et la société, 1610-1661 », in « De la renaissance à la révolution », J-M Pérouse de Montclos, 1995,1999 Editions Menges ↩
- Histoire ancienne de l’abbaye de la fondation à 1959 / association des cisterciens en Rouergue, 2019 ↩
- En 1826, le déplacement de l’église est envisagé et, en 1843, Viollet-le-Duc est chargé des travaux de démontage. En 1844, suite à l’opposition de Mérimée, le déplacement est arrêté, mais laissera l’extrados des voûtes exposé aux intempéries pendant presque quarante ans. ↩
- En 1973, Mme Bonnefoy décide de faire don des bâtiments et d’une partie de leur collection d’art contemporain à la Caisse nationale des monuments historiques et des sites, devenue depuis Centre des monuments nationaux (CMN). ↩